Les phénomènes sont impermanents et interdépendants, n’ont donc aucune identité propre et ne sont, par conséquent, qu’à demi réels. Même s’ils apparaissent réels selon la perception commune et conventionnelle des choses, ils sont fondamentalement dénués de substance et « vides » (ku en japonais). Cela ne vaut pas seulement pour les phénomènes extérieurs perçus par les organes des sens mais aussi pour les phénomènes intérieurs (le corps, les sensations, les perceptions, les volitions et la conscience discriminante) recensés par le Bouddha sous l’appellation « les cinq agrégats d’appropriation ». C’est en effet en se les appropriant que l’ignorant crée l’illusion d’un moi/je substantiel, illusion que celle de phénomènes extérieurs perçus également comme substantiels ne fait que renforcer. Ces deux illusions sont sources de multiples souffrances et frustrations pour l’ignorant qui constate avec amertume que tout ce à quoi il s’attache lui « file entre les doigts » un jour ou l’autre, telle une eau qu’on voudrait saisir dans son poing fermé. Qu’il s’agisse de son corps, de ses facultés physiques ou mentales, de ses possessions matérielles ou sociétales, tout disparaît à plus ou moins brève ou longue échéance, emporté par le vent du devenir universel. Comme le dit le Bouddha, « tout ce qui advient est voué à disparaître ». C’est pourquoi, dans le sûtra de la Grande Sagesse, le bodhisattva Kanjizai, qui libère (jizai) en donnant la vision juste (kan) des phénomènes, prodigue un enseignement sur la vacuité d’une profondeur inégalée, offrant ainsi aux êtres humains le moyen de se libérer de l’ignorance. Cette ignorance (avidyâ), troisième des trois poisons mentionnés par le Bouddha avec l’avidité et la haine, est en effet le pivot autour duquel s’articule « ce monceau de souffrances » décrit par lui dans son exposé sur « la coproduction conditionnée » et, à ce titre, elle est à la racine des tribulations en tous genres qui accompagnent celui qui s’est laissé enfermer dans « la ronde des naissances et des morts ». Ainsi, par exemple, si quelqu’un se laisse aller à des actes préjudiciables à autrui, ce n’est pas parce qu’il est méchant par nature mais parce qu’il est ignorant. Certes, la méchanceté peut finir par devenir une habitude ou un conditionnement chez quelqu’un mais ceux-ci ne seront que la cause seconde, la cause racine restant l’ignorance dans laquelle il se trouve de la nature réelle des choses et de lui-même. C’est en ce sens que le vieux sage grec Socrate disait que « nul n’est méchant volontairement », signifiant par là que la méchanceté est la conséquence du fait de se décentrer de sa nature réelle. De même, et dans un sens plus subtil encore, si quelqu’un s’attache aux bons mérites que lui promettent pour le futur ses bonnes actions présentes, ce n’est pas fondamentalement parce qu’il est attaché à son bonheur futur mais, plus fondamentalement, parce qu’il est ignorant du fait qu’en s’attachant ainsi aux rétributions karmiques positives, il serre encore un peu plus le nœud qui l’asservit au conditionnement samsarique et à l’illusion d’un moi/je substantiel qui le caractérise.
Voir les choses à partir de cette perspective ultime développe en nous la compassion. Au lieu de porter des jugements péremptoires sur les actes des autres, fussent-ils horriblement barbares, et de qualifier leurs auteurs de tous les attributs laissant entendre que leur nature est irrémédiablement mauvaise, nous les considérerons comme des bouddhas qui s’ignorent, laissant ainsi grande ouverte en nos cœurs la porte de la compassion. Ce lien entre vision profonde et compassion est, dans le sûtra de la Grande Sagesse, bien signifié par le fait que Kanjizai, le bodhisattva qui donne la vision juste des choses, est aussi le bodhisattva de la Grande Compassion, c’est-à-dire de la compassion éclairée par la lumière de la Grande Sagesse. En ces temps troublés où les extrémismes, les violences et les fanatismes de toutes sortes prolifèrent, il est d’autant plus essentiel de nous rappeler ces grandes vérités laissées par les bouddhas et les sages qui nous ont précédés.
Gérard Chinrei Pilet
(Mai 2024)
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