Association Kan Jizai

"Etudier la Voie, c'est s'étudier soi-même
S'étudier soi-même, c'est s'oublier soi-même
S'oublier soi-même, c'est être en unité avec toutes les existences"
Maître Dôgen
 


 
Peut-on percevoir sans penser ?

Dans tout manuel de psychologie à l’usage des étudiants, il est enseigné qu’on peut distinguer en chaque perception trois composantes : un processus neurophysiologique en connexion directe avec le système nerveux, un processus mental lié au fait qu’à chaque perception est associé un concept (par exemple le concept de pomme quand on voit une forme ronde qui évoque ce fruit) et un processus affectif lié au fait que l’objet de nos perceptions peut nous être agréable, désagréable ou indifférent ( j’aime ou n’aime pas les pommes ). Selon cet enseignement, percevoir et penser sont donc deux fonctions indissociables. Si l’on se place au niveau de l’expérience courante que les êtres humains ont des perceptions, cela est vrai. En effet, ce que montre cette expérience courante, c’est que dès qu’ils perçoivent une chose, l’immense majorité des gens la nomment, l’interprètent, la comparent à une autre, l’aiment ou ne l’aiment pas, la qualifient de bonne ou de mauvaise, de belle ou de laide, etc. Sur un plan pratique cette approche est bien sûr utile mais il faut aussi savoir l’abandonner pour quitter la dimension relative du réel et s’ouvrir à sa dimension ultime, et c’est ce que l’immense majorité des hommes ne sait pas faire. De ce fait, une chose perçue par eux ne l’est jamais dans sa nudité mais à travers tout un habillage conceptuel et affectif qui font de cette chose « ma » chose, et non pas la chose en tant que telle. Le monde ainsi perçu devient en quelque sorte un miroir de moi-même et, par le biais de cette approche mentale des perceptions, l’ego non seulement se maintient solidement en place mais consolide son illusoire consistance. Loin de démentir notre égocentrisme, notre façon habituelle de percevoir ne fait au contraire que le renforcer.

Toutefois, si telle est la façon habituelle de percevoir, elle n’est pas la seule possible. Il en existe une autre, de laquelle nous entretient maître Dôgen dans le chapitre Yui butsu yo butsu du Shôbôgenzô : « Sachez, dit-il, qu’il existe une pureté exempte de tout jugement, de tout ajout et de tout retrait. Par exemple, quand vous rencontrez quelqu’un, ne jugez pas ses apparences ou encore quand vous voyez une fleur, ne lui ajoutez ni couleur, ni lumière superflues. Regardez seulement le printemps tel qu’il est et acceptez l’automne tel quel, sans beauté ni laideur. Mais vous ne pouvez pas vous défaire aisément de l’idée selon laquelle ce qui n’est pas en vous est en vous ». En d’autres termes, abandonnez l’approche mentale des perceptions, percevez sans que la pensée y aille de ses commentaires, de ses comparaisons, de sa volonté de comprendre, de saisir et d’étiqueter.

Cela ne se fait pas tout seul, comme le reconnaît maître Dôgen, et c’est pourquoi la pratique d’une voie spirituelle, en l’occurrence zazen, est nécessaire. Zazen pratiqué régulièrement nous habitue en effet à penser sans penser et à percevoir sans percevoir, c’est-à-dire à penser et percevoir à partir d’un espace de conscience ouvert, élargi par l’abandon de la saisie et du rejet. C’est ce nouvel espace de conscience qui permet à la perception de ne plus être prisonnière de la grille conceptuelle projetée sur elle mais d’être au contraire expérimentée à partir de la conscience originelle, appelée par maître Dôgen dans ce passage « le visage originel ». Parce que cette conscience originelle est l’expression directe de l’absolu, elle permet que les choses, les êtres et la nature perçus à partir d’elle le soient dans leur absoluité. Ce n’est plus alors un printemps perçu en comparaison de l’automne ou de l’hiver ou un printemps perçu à travers mes préférences ou mes rejets, c’est le printemps tel quel. De même pour l’automne, l’hiver, le son du torrent dans la vallée, le tonnerre, le chant du coucou, le roulis des vagues sur la grève, etc. Tout cela est alors perçu « comme le sermon sans paroles du Tathagata ». D’une telle écoute ou d’un tel regard émane un sentiment de calme subtil qui comble tous les manques et, tel un baume, adoucit beaucoup de souffrances.

Percevoir à partir d’un au-delà de la pensée, à partir de la source limpide et lumineuse de la conscience originelle change totalement la vie. La perception souvent terne, blasée et strictement utilitaire que nous avons des choses, des êtres et du monde laisse alors place à une perception à chaque instant nouvelle et intensément vivante de l’existence universelle dans sa plénitude.

Avec tous mes vœux de bonne année et de pratique épanouie

Gérard Chinrei Pilet

(Janvier 2022)




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