Association Kan Jizai

"Etudier la Voie, c'est s'étudier soi-même
S'étudier soi-même, c'est s'oublier soi-même
S'oublier soi-même, c'est être en unité avec toutes les existences"
Maître Dôgen
 


 
Le nécessaire retour à ku

« De nos jours, les hommes vont de shiki en shiki, de phénomènes en phénomènes, mais ne reviennent jamais à ku. Aussi deviennent-ils de plus en plus agités et perturbés ». Ces paroles de maître Deshimaru n’ont jamais eu autant d’écho que de nos jours où, sous l’effet de moyens de communication toujours plus nombreux et sophistiqués, s’est créée dans notre société une immense bulle mentale et émotionnelle collective qui brasse chaque jour des milliers de pensées toujours plus confuses et d’émotions toujours plus enflammées. Beaucoup d’hommes sont devenus, consciemment ou inconsciemment, addicts à ce tumulte mental au point de chercher chaque jour à le nourrir et à l’amplifier par leur participation quotidienne à telle ou telle communauté virtuelle où il s’agit, sinon « de faire le scoop », du moins de se repaître des propos de ceux qui « font la une ». Cette surenchère dans la production d’idées en tous genres et d’émotions toujours plus fiévreuses ne peut produire qu’une société en manque de sagesse. Celle-ci, comme nous l’enseigne l’Hannya Shingyo, suppose pour apparaître l’existence d’un équilibre entre les phénomènes vécus tout au long d’une journée et le retour à ku, qui seul permet que ces phénomènes soient perçus dans leur vacuité, à savoir sans substance réelle, impermanents et interdépendants, comparables à des bulles qui apparaissent durant un bref instant puis éclatent, retournant « à l’océan de ku » d’où elles proviennent. Ce retour à ku ne peut s’opérer par la seule volonté, si louable soit-elle. Il suppose la mise en place d’une pratique où, par le recours à une posture précise et à la respiration profonde qu’elle permet, les phénomènes sont vus dans leur non-nature substantielle, entraînant « inconsciemment et naturellement » une mise à distance vis-à-vis d’eux et une liberté gagnée sur ce que Vimalakirti appelle « la magie ensorceleuse des phénomènes ». C’est ainsi que, pour reprendre les mots de maître Deshimaru, « l’homme revient aux conditions normales du corps et de l’esprit ». On ne dira jamais assez combien zazen, quotidiennement pratiqué et régulièrement approfondi lors de sesshin (retraite de plusieurs jours au cours desquels zazen est pratiqué de façon intensive), permet d’opérer ce retour aux conditions normales. Cette pratique, loin de circonscrire ses effets à la seule personne qui la met en œuvre, permettra, au fur et à mesure que grandira le nombre de ceux qui s’y adonnent, que notre société moderne guérisse de la frénésie dangereuse dont elle est de nos jours atteinte.
Face à la situation dans laquelle se trouve actuellement notre monde, s’isoler et fuir la société n’est pas du tout conforme à l’idéal du bodhisattva tel qu’il est enseigné dans le Mahayana. Maître Deshimaru ne manquait jamais une occasion de rappeler que l’Hannya Shingyo n’enseigne pas seulement que shiki soku ze ku mais aussi que ku soku ze shiki : « à partir des phénomènes de notre vie quotidienne (shiki), il faut revenir à ku. Et de ku revenir à shiki pour aider tous les êtres et s’harmoniser avec eux…replonger dans les phénomènes et répandre notre sagesse dans la vie du monde ». Telle est notre mission de bodhisattva. Nous saurons y être fidèle si zazen est en cette vie notre compagnon de voyage. Une fois notre pied posé sur l’autre rive, aller secourir ceux qui se débattent encore dans les vagues tumultueuses de l’océan des naissances et des morts, n’est-ce pas le premier des quatre vœux du bodhisattva que nous chantons après zazen ?

Gérard Chinrei Pilet

(Juin 2024)




Autres articles :