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Souffrance du conditionné et esprit d’éveil
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Communément, dukkha veut dire souffrance, douleur, insatisfaction, maladie, misère, souci, changement mais, dans l’enseignement du Bouddha, il désigne aussi la non-substantialité des cinq agrégats et l’ensemble des états conditionnés.
Les définitions communes de dukkha que nous venons de citer renvoient à l’expérience de la vie de l’homme ordinaire, celles que le Bouddha y ajoute (la non-substantialité des agrégats et les états conditionnés) renvoient à des types de souffrance en relation directe avec l’aspiration à l’éveil. Pour marquer cette différence de nature, le bouddhisme originel distingue en dukkha trois aspects : Le premier, c’est dukkha dukkha qui désigne le fait que les énergies physiques et psychiques liées aux cinq agrégats donnent nécessairement lieu à des douleurs physiques et à des souffrances psychologiques. C’est dukkha éprouvé « en naissant, en vieillissant, en étant malade, en mourant, dans l’union à ce qui est mal aimé ou déplaisant, dans la séparation de ce qui est aimé et agréable, dans la non-obtention de ce que l’on désire, dans le chagrin, l’affliction, le désespoir, les lamentations ». En bref, dukkha dukkha représente toutes les formes de douleurs physiques et de souffrances psychiques qui sont universellement reconnues comme telles. Le second aspect de la souffrance répertorié est viparinama dukkha, la souffrance du changement. Il est dans la nature de l’univers que tout ce qui le compose change constamment, que tout y est impermanent. Tout y a une durée d’existence limitée, que celle-ci soit longue ou courte. Or, « tout ce qui est impermanent est souffrance », dit le Bouddha. En effet, nous ne pouvons avoir de certitude et d’assurance pour rien. La mort peut arriver pour soi ou pour ceux que nous aimons à n’importe quel moment. Et même si elle arrive tardivement, elle ne manquera pas d’arriver. De même, dans le cours de notre vie ou de celle de nos proches, à une situation heureuse peut succéder une situation malheureuse, à la richesse la pauvreté, au succès l’échec, à la bonne santé la maladie, à l’adulation l’opprobre. En somme, les vicissitudes de la vie nous exposent immanquablement à la souffrance. Ces deux aspects de la souffrance, à savoir dukkha dukkha et viparinama dukkha sont des expériences ordinaires de la vie quotidienne et ont, à ce titre, une portée générale comprise par tout le monde. De ce fait, ils en sont venus à représenter dans l’esprit de beaucoup de gens la totalité de la signification de dukkha alors que le sens donné à dukkha par le Bouddha dans l’énoncé de la première Noble Vérité inclut aussi sankhara dukkha, la souffrance inhérente aux états conditionnés. Un état conditionné, c’est un état qui doit son existence à des conditions extérieures à lui-même, avec pour conséquence qu’il disparaît quand les conditions qui l’ont produit n’existent plus, conditions qui elles-mêmes dépendent d’autres conditions. C’est donc un état instable, limité dans le temps et dépendant. En tant qu’état instable, il n’a qu’une semi-réalité, il n’a pas réellement d’être, au contraire de « ce qui n’est jamais venu à l’existence et n’a jamais cessé d’exister » (Obaku), c’est-à-dire au contraire de ce qui ne naît ni ne meurt. Cela seul est inconditionné et, à ce titre, cela seul est plénitude d’être et plénitude d’un contentement immuable. Bouddha l’appelle « le non-né », en référence au fait qu’il ne naît ni ne meurt. Révélatrice est, à cet égard, cette exhortation de Bouddha à Ananda, éploré à l’annonce du décès de Sariputra : « n’ai-je pas enseigné bien des fois que tout ce qui est né doit mourir. Concentre-toi sur le non-né, Ananda, et ta souffrance disparaîtra ». Cet inconditionné, d’autres maîtres l’appellent « la conscience originelle », ou « le visage originel », ou « inmô », la chose réelle, ou encore l’ainsité, la chose en soi. Tout être aspire, consciemment ou inconsciemment, à cette plénitude d’être et cette aspiration non satisfaite, c’est sankhara dukkha, la souffrance du conditionné. Plus sankhara dukkha s’accroit chez quelqu’un et plus s’accroit sa motivation à pratiquer. C’est ce qu’on appelle l’esprit d’éveil. Ainsi, fondamentalement, l’esprit d’éveil naît de sankhara dukkha, la souffrance du conditionné. L’exemple le plus parlant de ce sankhara dukkha, c’est celui de Gautama sortant de son palais et rencontrant les différentes faces de l’existence conditionnée à travers le spectacle de la maladie, de la vieillesse et de la mort. Sankhara dukkha a été tellement fort chez le futur Bouddha qu’après cette expérience, la vie au palais lui est devenue insupportable. Sankhara dukkha a produit chez lui une aspiration à l’éveil d’une intensité telle qu’elle le conduit à pratiquer la Voie avec une ardeur extraordinaire, au point qu’en s’asseyant sous l’arbre de la bodhi, il fait le vœu de ne se relever qu’après avoir réalisé l’éveil, et avec lui la fin de dukkha. Comme on peut le voir, évacuer sankhara dukkha, la souffrance du conditionné, de la définition que le Bouddha donne de dukkha, c’est amputer dukkha de son sens le plus profond et de sa dimension verticale en lien direct avec l’éveil. C’est dans ce travers que tombent ceux qui ne font de l’enseignement sur les Quatre Nobles Vérités qu’une lecture horizontale, d’ordre seulement psychologique. La racine ultime de dukkha est de nature spirituelle et, conséquemment, son éradication ne peut consister qu’en la pratique de la Voie ouvrant à la réalisation de notre véritable nature infinie et inconditionnée. Gérard Chinrei Pilet (Mai 2023) |
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