Association Kan Jizai

"Etudier la Voie, c'est s'étudier soi-même
S'étudier soi-même, c'est s'oublier soi-même
S'oublier soi-même, c'est être en unité avec toutes les existences"
Maître Dôgen
 


 
Karma, liberté et libération

Selon le sens dans lequel elle est prise, l’expression souvent entendue « c’est le karma », est exacte ou non. Si elle désigne la rétribution des actes (pensées, paroles et actions), elle est exacte ; si elle exprime la croyance dans le fait que les conditionnements karmiques priveraient l’individu de toute liberté et de toute responsabilité vis-à-vis de ses actes, elle est erronée. Certes, le karma passé nous conditionne mais pas au point de ne nous laisser aucune marge de manœuvre quant à la possibilité que nos actes ne soient pas entièrement et inéluctablement déterminés par lui. C’est toute la différence qui existe entre ce que le Bouddha appelle « la causalité directe » (inga en japonais) et « la causalité indirecte » (innen en japonais), différence reprise directement ou indirectement par maître Dôgen dans des chapitres du Shôbôgenzô tels que « Les trois temps de la rétribution des actes », « Le déploiement de l’esprit d’éveil » ou « S’abstenir de commettre de mauvaises actions ».
L’expression « causalité directe » désigne une causalité totalement déterminante, telle que celle que la science met en évidence et qui fonde l’élaboration de lois scientifiques. Par exemple, si, dans les conditions du milieu terrestre, on lâche un objet tenu à la main, il se dirige nécessairement vers le sol (nécessairement c’est-à-dire sans qu’il puisse en être autrement) en vertu de la force gravitationnelle. C’est ce que la science appelle « la loi de la pesanteur ».
L’expression « causalité indirecte » désigne une causalité qui ne détermine pas mécaniquement nos actes. On peut dire d’elle qu’elle incline un sujet donné à agir de telle ou telle façon mais qu’elle ne le détermine pas absolument ; il lui reste une marge de choix entre suivre l’inclination ou ne pas la suivre (*). Par exemple, un individu détenteur d’un karma de violence sera enclin à commettre des actes violents mais il aura aussi la capacité de ne pas se soumettre à cette tendance et d’orienter ses actes dans une direction non violente. C’est exactement ce qui s’est passé pour Angulimala, le célèbre disciple du Bouddha qui, avant sa rencontre avec le Bienheureux, s’était laissé dominer par son karma de violence en commettant des meurtres. Sous la direction bienveillante mais extrêmement ferme du Bouddha, il dépassa ce karma au point de devenir un modèle de non-violence. Si chez l’être humain n’existait que la causalité directe, jamais Angulimala n’aurait pu s’affranchir de son karma de violence, il aurait été entièrement déterminé par lui au point de ne pouvoir agir autrement que de façon violente. Il est facile de voir les conséquences éthiques de cette distinction entre « causalité directe » et « causalité indirecte » : du fait que les actes de l’homme sont régis par la causalité indirecte, il a la liberté de ses actes et par conséquent doit en assumer la responsabilité. C’est cette marge de liberté et de responsabilité dont jouit l’homme qui confère à la loi de la rétribution karmique des actes une dimension éthique.
Pour surmonter sa dépendance à la violence, Angulimala s’est repenti amèrement de ses actes passés au point d’en pleurer toutes les larmes de son corps, a fait vœu de ne plus commettre d’actes violents et s’est employé à le concrétiser en posant des actes non-violents et bénéfiques aux autres. Cet exemple montre que la liberté de l’homme à l’égard du karma est double : il a la liberté de ne pas laisser ses actes êtres déterminés par ses tendances karmiques négatives et il a celle d’amoindrir les effets des rétributions karmiques négatives à venir en posant des actes conformes au Dharma et en se repentant sincérement.
Ajoutons pour terminer que l’être humain a aussi la liberté de ne pas laisser l’attachement s’infiltrer dans ses actions bénéfiques en pensant : « je dois profiter des fruits de mes actions et j’agis dans cette seule perspective » ou en s’attachant à l’idée que « cette action s’est produite grâce à moi ». Quand de tels attachements se manifestent, l’homme a la liberté de les abandonner. Ce faisant, il en vient par la vertu de telles dispositions, associées à une pratique assidue de zazen, à réaliser la vacuité du sujet qui se prétend être l’auteur de l’action bénéfique ainsi que la vacuité de l’objet de l’action et de l’action elle-même. C’est ainsi que ses actions, cessant de renforcer en lui l’ego, en viennent au contraire à être un tremplin pour l’en libérer. L’action désintéressée est la seule possibilité qui nous est offerte de concilier action et libération.

(*) Dans son ouvrage intitulé « critique de la raison pure », Kant, philosophe allemand du 18ème siècle, attribue cette prérogative qu’a l’homme de disposer d’une marge de liberté dans ses actions à la raison, faculté de réflexion qui lui donne le pouvoir de penser une manière d’agir autre que celle induite par les conditionnements qui pèsent sur lui.


Gérard Chinrei Pilet (Février 2021)




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