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La pensée et le monde de l’éveil
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« Ratiociner sur l’éveil est inutile car l’éveil authentique n’est pas ce que vous pouvez penser. Etant inconcevable, imaginer ce qu’il pourrait être ne sert à rien. Une fois que vous avez connu l’éveil, vous n’avez aucune idée de la manière dont il vous est venu. Vous devez donc comprendre que vos pensées d’avant l’éveil, quelles qu’elles soient, sont inutiles à l’éveil », dit maître Dôgen.
Quelle que soit la théorie que l’on puisse élaborer ou le point de vue que l’on puisse adopter, ils sont fondés sur un raisonnement qui suppose l’implication du mental et de son approche conceptuelle qui sont semblables à des verres colorés à travers lesquels on perçoit le réel. Mais là où se révèle le monde de l’éveil, de la bouddhéité originelle, discriminer, spéculer, raisonner, anticiper est tout simplement impossible car on a alors affaire à un autre niveau de conscience que celui propre au mental, à ses catégories et à ses modes de fonctionnement. Dans le monde de l’éveil, que l’on peut appeler aussi le monde de prajna, que l’on dise une chose ou son contraire, que l’on dise « il y a » ou « il n’y a pas », tout cela ne sont que simples théories flottant à la surface du Réel, telle l’écume flottant à la surface de l’océan. C’est pourquoi, comme le dit maître Dôgen, « l’éveil est bien au-delà des pensées que l’on peut avoir ». Traduire dans des mots cette vision ultime de la réalité caractéristique de l’éveil est un défi. C’est un peu comme vouloir mettre l’océan dans des petits seaux. Et pourtant il faut le faire car ces mots s’avéreront être pour d’autres des signes ; ils s’avéreront être le doigt qui montre la lune. Tout le défi pour ceux qui reçoivent cet enseignement sera, comme le dit le proverbe zen, « de ne pas prendre le doigt qui montre la lune pour la lune », et de comprendre que seule la pratique de la Voie, et à travers elle celle du dépouillement, permettent d’éviter ce piège. Ainsi, l’éveil transcende l’individualité humaine et la raison, considérée pourtant comme son fleuron. Il est d’une autre dimension, et c’est pourquoi il ne peut s’installer que dans une individualité qui s’est dépouillée du moi/je et de « l’égo-centrement » qui l’accompagne. En effet, comme le dit maître Dôgen, « l’éveil vient de bien plus loin ». Il est l’expression directe de la bouddhéité originelle. Celle-ci traverse l’individualité humaine mais néanmoins la transcende. Elle est ce qui, en l’humain, transcende l’humain. Pour parler de ce sujet de l’éveil que les images évoquent souvent plus puissamment que les concepts, maître Deshimaru recourait à cette métaphore particulièrement parlante : « Bouddha, disait-il, est comme un chat. Si vous essayez de l’attraper, il s’enfuit. Si vous restez assis calmement sans intention, il vient s’installer sur vos genoux ». L’intellect, le mental, la volonté personnelle et les stratégies rusées de l’ego croient pouvoir attraper le chat-bouddha. Croire cela possible, c’est un leurre, une chimère, ce que l’Hannya Shingyo appelle un tendo muso, tout droit venus d’une vision égocentrée des choses. Ce qui est requis, c’est un total dépouillement. Alors, et alors seulement, le chat-bouddha vient s’installer sur nos genoux. C’est aussi pourquoi, le chat-bouddha étant par nature sauvage, non domesticable, anticiper sa venue est impossible. Il surgit à l’improviste, quand on s’y attend le moins (et surtout quand on s’y attend le moins !). Pour Enô, l’éveil est survenu à l’audition de la psalmodie du Sutra du Diamant, alors qu’il vendait du bois sur la place du marché ; pour Gensha en se blessant le pied alors qu’il s’apprêtait à partir en pèlerinage ; pour un autre en regardant une fleur de pêcher, pour un autre en entendant le son du torrent dévalant la vallée… On pourrait multiplier les exemples. Rien de programmable, rien de concevable. Une irruption soudaine qui échappe à toute logique. Gérard Chinrei Pilet (Mai 2025) |
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