|
Liberté et libertarisme
|
La vague libertaire des années soixante, exprimée et résumée à travers quelques slogans restés dans les mémoires tels que « il est interdit d’interdire » ou bien encore « les égards sont ringards », et qui va marquer les mœurs tout au long des dernières décennies du siècle passé, commence à présent à entrer dans une phase de reflux. Cela se constate dans le besoin de normes, de repères et de règles ressenti par une proportion non négligeable de la jeunesse actuelle. Ce phénomène n’a rien de surprenant. En effet, le libertarisme, si enivrant au premier regard, a l’effet pervers d’abandonner les enfants à la tyrannie de leurs propres désirs et caprices en les privant de la tutelle morale et psychologique dont leurs aînés sont en principe les dépositaires et sans laquelle leur construction intérieure peine à se mettre en place. Le mal-être qui résulte du désert intérieur ainsi engendré conduit à présent ces jeunes à pressentir que ce n’est pas en se gavant des choses désirées que l’on trouve la vraie liberté et la paix intérieure mais en contrôlant ses désirs et ses pulsions. Ce lien entre mal-être intérieur et pléthore de désirs est une frappante illustration des deux premières Nobles Vérités énoncées par le Bouddha il y a vingt-cinq siècles, à savoir : la vie est dukkha (souffrance, frustration, incomplétude), les désirs en sont la cause. S’ensuit, dans les troisième et quatrième Nobles Vérités, l’énoncé de la Voie à suivre pour se libérer de ce mal-être.
L’Hannya Shingyo approfondira ce thème par la voix de kanjizai bosatsu, le bodhisattva de la vraie liberté (jizai), qui enseigne que réaliser celle-ci suppose voir (kan) que les phénomènes et les cinq agrégats (go un) constitutifs de l’individualité sont vacuité, impermanents et interdépendants, susceptibles de changer à tous moments et que s’attacher à eux en s’attachant aux objets du désir ne peut conduire qu’à la souffrance (dukkha) et à l’auto-aliénation. Prendre le chemin de la multiplication des désirs et des attachements, ce n’est pas se rapprocher de la vraie liberté mais s’en éloigner toujours plus ; c’est « prétendre aller vers le sud le timon tourné vers le nord ». A l’inverse, en voyant ce qui est tel que c’est et en réalisant notre véritable nature, on accède à la liberté souveraine, celle que personne ne peut nous enlever, celle que l’Hannya Shingyo appelle « le sans obstacle » (mu ke ge ko). Il faut bien voir en effet que plus la représentation qu’on se fait de la réalité est erronée, plus les attachements sont puissants et plus diminue la liberté intérieure : un rien nous dérange, un rien nous met dans tous nos états, un rien nous fait souffrir. On est l’esclave de ce qui arrive ou n’arrive pas, on est la marionnette des évènements, au septième ciel le matin, au trente sixième dessous l’après-midi parce que de nouveaux évènements seront intervenus dans l’intervalle qui auront contrarié tel ou tel attachement et engendré frustration ou colère. Dans de telles conditions, la liberté intérieure est proche du zéro. Comme le dit maître Deshimaru dans son commentaire du « sans obstacle » : « plus l’ego est fort, moins on est libre. Le bodhisattva a l’esprit libre parce qu’il est sans ego, il ne s’attache à rien ». Ce que n’ont pas compris les représentants de la vague libertaire ni ceux qui se sont laissés abuser par elle, c’est que prétendre supprimer tous les obstacles extérieurs tels que interdits, contraintes et limitations est une illusion car il est dans la nature des phénomènes de parfois s’accorder à nos attachements et de parfois les contrarier ; ils n’ont pas vu non plus qu’un attachement satisfait porte en lui le germe préparant la venue d’un autre attachement, et ainsi de suite, dans une sorte de fuite en avant sans issue à la source d’une frustration chronique. Le véritable « sans-obstacle » ne peut naître que d’une démarche intérieure consistant à voir les phénomènes tels qu’ils sont et à lâcher-prise avec les attachements. Gérard Chinrei Pilet (Octobre 2024) |
Autres articles : |