Association Kan Jizai

"Etudier la Voie, c'est s'étudier soi-même
S'étudier soi-même, c'est s'oublier soi-même
S'oublier soi-même, c'est être en unité avec toutes les existences"
Maître Dôgen
 


 
Crise de l’Humanisme et oubli de la transcendance

A l’orée du 16ème siècle apparaissait en Italie le mouvement humaniste qui devait, les siècles suivants, se propager à l’Europe entière puis aux Etats-Unis nouvellement constitués.
Défini par le dictionnaire de l’Académie Française comme « un mouvement de pensée qui prend l’homme pour fin et valeur suprême, et qui vise à l’épanouissement de la personne humaine et au respect de sa dignité », ses idéaux ne manquaient ni de noblesse ni d’élévation, comme en attestent ses caractéristiques mentionnées dans l’énoncé précédent. Ce sont ces principes qui seront au fondement théorique de « la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen » de 1789.
Que resta-t-il de ces belles valeurs aux 19ème et 20ème siècles et qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Force est de constater qu’elles ont été largement battues en brèche et que, de multiples façons, la personne humaine a été bafouée par ces temps modernes qui devaient lui faire toucher le graal en matière de droits humains, de fraternité et de liberté. Qu’on songe à la tuerie à grande échelle que furent les deux conflits mondiaux du 20ème siècle, le second touchant au paroxysme de la barbarie avec ses camps de concentration et ses fours crématoires ; à un colonialisme peu scrupuleux quant au respect de la dignité des peuples « à conquérir » ; au fléau récurrent des génocides ethniques et du racisme ; aux déportations ; enfin à l’abrutissement des populations dans une vie de producteur/consommateur qui rabaisse l’homme au lieu de l’élever.
Comment expliquer ce glissement du meilleur espéré au pire advenu ? En fait, en mettant l’individu au centre du monde, l’Humanisme a donné à la société humaine le fondement le plus fragile qui soit. En effet, la conscience personnelle, support de l’individualité et de l’ego, est un mirage sans cesse changeant où pensées, émotions, sensations apparaissent et disparaissent sans fin, où amour et haine, générosité et avidité, sérénité et angoisse, espoir et désespoir, altruisme et égoïsme, bienveillance et malveillance se succèdent et s’entrechoquent au gré des évènements vécus ou des personnes rencontrées. Ce panorama, le pratiquant de zazen le connaît très bien, lui qui dans le silence et l’immobilité de l’assise en voit défiler les différentes facettes zazen après zazen. La différence, c’est qu’en zazen le pratiquant ne s’identifie pas à ce défilé d’images mentales, permettant ainsi à sa conscience de retrouver sa vastitude originelle et avec elle l’intuition directe d’une réalité qui transcende son individualité et les sables mouvants qui la constituent. L’absence, dans l’idéal humaniste, de référence théorique et pratique à ce fondement trans-individuel, seul à même de donner une réelle stabilité intérieure au vécu humain, et partant à la société dans son ensemble, est directement à l’origine de son échec.
A cela, il faut ajouter qu’en s’imprégnant de ce qui, en lui, transcende son individualité, le pratiquant du zen s’ouvre à l’expérience de l’unité existant entre toutes les existences, humaines et non-humaines. Dans cette expérience – et non pas dans la seule affirmation de cette unité – le pratiquant est au plus profond de lui-même sensibilisé aux valeurs de fraternité, de dignité de toute existence et de compassion. Il ne s’agit plus alors seulement de valeurs théoriquement affirmées, comme dans l’Humanisme, mais de valeurs ressenties au plus profond de soi et traduites en actes par l’expérience de « bouddha présent en chaque existence » à laquelle ouvre la méditation.
On peut à ce propos remarquer que la réalisation de la Conscience originelle, en donnant l’intuition directe qu’elle nous enveloppe du dedans comme du dehors sans distinction d’intérieur et d’extérieur et que tout dans l’univers fait partie de la même réalité, donne à l’approche écologique un fondement solide, étayé directement sur l’expérience spirituelle. A l’inverse de cela, l’Humanisme, en concentrant ses idéaux uniquement sur l’homme et en qualifiant la personne humaine de « valeur suprême », a inconsciemment contribué à dévaloriser ce qui n’est pas humain, reléguant le règne animal et le règne végétal au simple statut de serviteur des besoins d’un homme toujours plus avide et sûr de ses prérogatives et de sa supériorité.
En amputant l’être humain de sa dimension transcendante, l’enfermant ainsi dans son individualité fluctuante et mouvante, l’Humanisme ne pouvait pas, à court ou moyen terme, éviter la crise profonde qu’il traverse. En se privant de toute référence théorique et pratique à ce qui en l’humain transcende l’humain, l’Humanisme ainsi conçu condamnait l’individu à projeter dans la société son chaos intérieur, conduisant ainsi à ce chaos social généralisé que chacun est, de nos jours, à même de constater.
La leçon que nous donne l’échec de l’Humanisme, c’est que l’humanité ne peut pas prétendre incarner les nobles idéaux qui, à certaines périodes de l’Histoire, traversent la conscience humaine si la dimension spirituelle du potentiel humain n’est pas prise en compte. Cela suppose qu’à l’éducation classique s’ajoute une éducation spécifique dispensée par ceux qui ont déjà réalisé son objet, à savoir la réalisation de ce qu’on appelle dans le zen « la nature de bouddha ». C’est de ce stade ultime de l’éducation, que maître Deshimaru a évoqué à plusieurs reprises, dont il faut souhaiter que les futures élites intellectuelles et politiques puissent bénéficier à l’avenir. Si c’était le cas, la perspective d’un réel changement de paradigme civilisationnel ne serait plus un leurre.

Gérard Chinrei Pilet

(Novembre 2022)




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